Babelmed | 05/09/2003
Marseille, carrefour humain, d’après le cinéaste Robert Guédiguian.
Assis à la terrasse du Café La Samaritaine au coeur du Vieux Port, il fait chaud, je passe ma dernière matinée à Marseille à siroter un chocolat chaud. Pour la première fois depuis mon séjour de six jours, j’ai enfin le temps de m’asseoir et de regarder les gens aller et venir. La manière de se garer me rappelle Malte, Rome et bien d’autres villes grandes ou petites que je connais bien. Toute la scène est imprégnée d’une lumière vive, la même lumière qui fait briller les couleurs des différentes cultures qui vendent leurs marchandises sur le Cours Belsunce. Le dimanche matin, La Canebière est déserte, large, et comme aplatie de lumière, alors que les ruelles dans le contraste entre le soleil et l’ombre restent vibrantes.
Je pense à mon premier guide (le marocain marseillais ou le marseillais marocain?), mais où donc allons-nous pêcher les anecdotes et les petites histoires qui créent la réalité ? Je suis venu à Marseille sachant que jamais je n’aurais pu raconter la Méditerranée, ou la ville-port méditerranéenne – une des rares choses dont j’étais sûr – et ceci m’a laissé une grande marge, la liberté d’écouter les déclarations du genre: “Je suis marocain” ou “Mon port d’attache est toujours Marseille” et même le discours sur l’embourgeoisement de la ville.
Selon Fabre, Marseille se trouve au carrefour de ces mondes, “le point de rencontre” entre “la vraie histoire” ou “l’histoire vraie” (en français comme en italien et en maltais on utilise le même mot pour l’’histoire’, avec ou sans majuscule, que l’anglais distingue en history et story) et les textes littéraires qui ont créé l’imaginaire méditerranéen comme le conçoît Deleuze. “L’imaginaire ce n’est pas l’irréel, mais plutot l’indéchiffrable entre le réel et l’irréel. L’intermédiaire entre le discours factuel et le discours fictif.”
Au Café La Samaritaine je demande à Thierry Fabre de m’indiquer les films qui ont trait à la Méditerranée. Il réfléchit quelques secondes avant de prononcer un nom aussi étrange qu’indéchiffrable: Robert Guédiguian. Auteur et metteur en scène, Guédiguian a grandi dans le quartier marseillais de l’Estaque, et réalise tous ses films sur sa ville natale. J’étais curieux de voir comment il racontait Marseille, comment il traitait de thèmes comme l’immigration, la pauvreté et ce qu’on appelait l’embourgeoisement de la ville. Je savais que ses films allaient donner lieu à plusieurs Marseilles et j’étais tout excité de les voir.

Le premier film que j’ai vu à mon retour à Malte c’est Marius et Jeannette (1998), une comédie humaine contemporaine, qui se déroule à l’Estaque, le quartier ouvrier de Marseille, “où la pauvreté peut encore paraître pittoresque et invitante.” (1) Le second film c’était La ville est tranquille qui raconte l’histoire “d’une femme qui s’est appauvrie et d’une mère qui lutte contre le destin et contre une société imprégnée d’une hargne millénaire.” D’aprés le critique de cinéma anglais Derek Malcolm, à sa sortie c’était le meilleur film de Guédiguian, meilleur même que Marius et Jeannette. Quand le film reçut le prix de la critique cette année-là, et quand je le vis, “inexplicablement hors compétition au Festival de Venise de l’année 2000, le public fit à Guédiguian et à sa femme Ariane Ascaride, héroïne principale des deux films, une ovation de vingt minutes.” Dans ce “panorama urbain déstabilisateur”, Guédiguian “insuffle au Vieux Port français de Marseille ce même sens épique que Robert Altman avait réussi à créer dans son Nashville, la petite ville pourtant anonyme du Nouveau Monde.” D’après Stephen Holden du New York Times, La ville est tranquille est “une histoire crue, dérangeante et autrement tragique que la satire d’Altman” mais elle “évoque une même vision d’une ville, au départ organisme grouillant, transformé en une pulsion violente et spasmodique.”
Dans la première scène, un jeune garçon radieux et bien habillé qui vient d’arriver de l’ex République soviétique de Géorgie, “nous est montré faisant dignement l’aumône en jouant de la musique classique au piano dans un champ surplombant la ville. A la fin du film, quand il réapparait, il est devenu le symbole de l’avenir qui ne peut plus être refusé aux immigrés, quels que soient les obstacles qu’ils doivent affronter.” (2)
La Marseille de Guédiguian est souvent triste mais toujours inoubliable: vous avez vraiment l’impression qu’en tant que public vous avez affaire à du vrai, à des épopées familières, racontées d’une façon aussi peu familière que discrète. Guédiguian examine “des vies qui n’ont rien d’exceptionnel pour identifier leur véritable valeur. Afin de réaliser sa présentation sans emphase,” écrit Richard Williams “c’est un talent tout français, et le fait qu’il continue à survivre dans le milieu actuel du cinéma tient du miracle.” (3) Avec La ville est tranquille, mais également avec Marius et Jeannette à Marseille, mon voyage est bouclé ou plutôt il continue en spirale: retour à Malte et à ses villes-ports et à leur rôle dans le Bassin Méditerranéen, retour au thème de l’ouverture et de l’immigration, retour à la littérature et à son rapport difficile à la réalité et à la création, retour à une Méditerranée tourmentée mais combative.
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1. Izzo and Fabre, 25.
2. Stephen Holden, “A Mosaic of Plots, A City in Violent Flux” The New York Times (October 26, 2001). http://query.nytimes.com/search/full-page?res=9C0DE3DA1331F935A15753C1A9679C8B63
3. Richard Williams, “Dream Life of Angels”, The Guardian (October 16, 1998). http://film.guardian.co.uk/News_Story/Critic_Review/Guardian_review/0,4267,558562,00.html Adrian Grima