Babelmed | 05/09/2003
Les histoires vivantes d’un quartier racontées par ses habitants.
Mon guide Lonely Planet de la France n’est pas raciste mais il est lucide:
“Malgré sa redoutable réputation en termes de criminalité, Marseille n’est pas plus dangereuse que les autres villes françaises. Comme ailleurs, les attaques dans la rue peuvent être évitées avec un peu de jugement et en gardant vos effets loin de portée. Ne laissez surtout jamais aucun objet de valeur dans une voiture garée. La nuit, évitez de marcher seuls dans Belsunce, un quadrilatère au Sud-ouest de la gare, limité par La Canebière, le Cours Belsunce, la Rue d’Aix, Rue Bernard du Bois et le Boulevard d’Athènes.”
L’hôtel où j’étais descendu était dans ce quartier – et pourtant le séjour a été sans histoire.
A la Librairie Maupetit, sur La Canebière, j’ai fait la découverte d’un livre édifiant: Les Portraits des histoires: Belsunce, Marseille d’Esther Shalev-Gerz (Images en Manoeuvres 2000). Il transcrit 56 histoires racontées par autant d’habitants de Belsunce dans un documentaire de deux heures qui porte le même titre, également réalisé par l’auteur, en 1999. Les noms des 56 personnages ne figurent que dans la liste en préface, sans référence aux histoires numérotées anonymement.
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“Avant, on était heureux ici, avec mon mari et mes enfants.” Mais “aujourd’hui on a peur de sortir. Je sais que maintenant, l’hiver, surtout le soir, il n’y a personne dans les rues. On vit enfermés à double tour.” Malgré tout, elle aime bien Belsunce.(1)
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Une personne qui travaille dans un hôpital psychiatrique cite ici deux extraits du livre qu’elle avait écrit sur cette institution, et sur Marseille, une ville qu’elle a toujours aimée.
C’est une ville pathétique, Marseille, les malades dont je m’occupe sont des personnes qui ont des troubles psychiatriques… qui souffrent dans leur tête, qui souffrent au niveau social, qui se sentent rejetés, et qui plus où moins réamorcent une intégration à l’hôpital de jour et aussi forcèment dans le quartier…
Parce que le quartier est une sorte de terre d’accueil à l’intérieur de la ville, où il y a un brassage de toutes les ethnies, de tas de gens, il y a toutes sortes de visions différents. Il y a beaucoup de commerçants, de grossistes juifs, juste derrière moi, un petit peu plus bas, beaucoup d’Algèriens, de Marocains, beaucoup d’épiciers, des petits commerces, des commerces de tissu, des… commerces de ventilateurs…”(2)
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Un autre habitant parle du travail dans la Marine, et du fait de voir le monde: “Mon port d’attache est toujours Marseille.” Et pourquoi Marseille? Tout simplement “parce que je l’aime.”(3)
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Un autre était moins enthousiaste: Que voulez-vous que je fasse? Les gens viennent ici pour rien, et ils restent ici pour rien. C’est la même chose pour moi. Je n’ai pas de famille ici, je suis seul. Je suis algérien, vous voyez, si la police vient ici elle nous ‘tue’, parce que nous sommes ce que nous sommes, on est sans papiers, et patati et patata, pourquoi vous n’avez pas de papiers ? Que faites-vous ici?
Ils ne savent pas pourquoi. Ils ne comprennent pas pourquoi vous étés là.
Si vous aviez un travail là-bas, seriez-vous ici? Bien sûr que non. Voilà pourquoi je suis là…”(4)
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Un type venant de San Francisco, aux USA, parle de “gentrification”.
Embourgeoisement, dans le cas d’espèce ceci signifie plus précisément la conversion d’un quartier ouvrier et/ou situé au centre ville, en zone de résidence pour la classe moyenne. “C’est ce qui peut se passer dans un quartier qui a une vraie culture et qui en est fier. J’ai remarqué qu’on construit beaucoup à Belsunce, c’est un quartier avec des familles et de la culture – vivant quoi! – qui se transforme en un lieu qui m’effraie un peu parce qu’il s’est passé la même chose à San Francisco. Chez nous cet embourgeoisement a été réalisé dans le seul but d’effectuer des spéculations immobilières.”
Qu’adviendra-t-il de ces gens qui très vite ne serons plus en mesure de subvenir aux besoins de leur communauté, de cette communauté qui est devenue ce qu’ils en ont fait. “Pour ma part, je n’aurais pas envie d’habiter ailleurs qu’à Belsunce.”(5)
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Une autre personne parle de la violence, des jeunes de Belsunce qui habitent pratiquement dans la rue, leurs familles ne prenant plus la responsabilité de s’en occuper.
“Je travaille comme animateur de jeunes qui ont de 13 à 22 ans. Nombreux sont ceux qui viennent nous voir, dans la rue ils ne font rien, alors ils viennent ici pour s’amuser. Malgré le soutien financier dont nous bénéficions, nous ne pouvons pas faire grand chose.”
Nombre de ces jeunes ont des problèmes à la maison, et à l’école. D’autres ont des problèmes de rapports avec d’autres adultes. Les animateurs les emmènent se promener, au parc par exemple; ou alors ils prennent avec eux le métro ou l’autobus, de façon à ce que les jeunes apprennent à ne pas être violents, à ne pas manquer de respect envers les autres. Ceci sert aux jeunes “à comprendre comment ça se passe dans le système, comment est le monde, comment ils évoluent, comment ils doivent apprendre, quoi!”
Ces animateurs vont également rendre visite à ces jeunes dans leurs écoles, pour voir ce qu’ils font et les cours qu’ils suivent, “voir s’ils s’en sortent bien.”(6)
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Un immigré d’origine algérienne qui habite Belsunce est optimiste: le jour où il est arrivé à Marseille, en pleine nuit, il ne s’est pas senti dépaysé. “Elle avait l’air d’une ville très intéressante et, surtout, il y avait la mer. J’avais toujours vécu sur les rives de la Méditerranée qui est intimement liée à nous. C’est comme le soleil, ce sont deux choses très très fortes.”(7)
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1 Esther Shalev-Gerz, Les Portraits des histoires: Belsunce, Marseille (Marseilles: Images en Manœuvres, 2000), 53-54.
2 Esther Shalev-Gerz, 51-52.
3 Esther Shalev-Gerz, 27.
4 Esther Shalev-Gerz, 28.
5 Esther Shalev-Gerz, 29-30.
6 Esther Shalev-Gerz, 30-31.
7 Esther Shalev-Gerz, 9.Adrian Grima