Babelmed – 05/09/2003
Marseille n’est pas une ville que l’on peut ignorer; elle n’est pas anonyme; je pense qu’on l’aime ou qu’on la déteste, elle ne peut vous laisser indifférents. Vous devez choisir votre camp.

En face du café où nous sommes installés pour parler de nous, et de la Méditerranée, à quelques mètres de la rue qui longe la Gare Saint Charles, il y a un vaste bâtiment qui la relie à la ville. Je pense aux ‘entre-deux’, dont Fanny parlait dimanche soir à Ajaccio quand nous cherchions les billets pour Marseille. “Je suis tombée amoureuse de Marseille” dit Sophia, aussi timide que sérieuse; Fanny demande à Sophia quelles étaient ses origines. “Je suis de Toulouse mais mes deux parents sont nés au Maroc. Je suis née en France, ça fait quatre ans que je ne vais pas au Maroc et ça me manque. J’irai sans doute cette année, mes parents ont gardé une maison à Casablanca.”
Je me souviens de ce qu’elle disait il y a une demi-heure à peine quand nous marchions vers la gare: “Il y a beaucoup d’Arabes qui vivent dans ce quartier,” avait-elle dit, en regardant vers la gauche. “Est-ce dangereux?” ai-je demandé, me trouvant aussitôt aussi parfaitement raciste que stupide. “Il paraît qu’une femme ne devrait pas s’y aventurer seule, mais je n’ai pas eu de problèmes. Il y en a qui ont peur de ceux qui sont différents,” répondit Sophia. Elle se dominait, mais n’en était pas moins indignée. C’était sa deuxième visite à Marseille.
Nous accompagnons Fanny à la gare et lui souhaitons bonne chance pour ses examens à Paris. Sophia m’emmène vers la Porte d’Aix, l’Arc de Triomphe de Marseille, en chemin vers le Vieux Port.
Mon hôtel, je le sais, est quelque part par ici, près de la station de métro Colbert. Je marche au petit bonheur, espérant tomber sur ma rue, suffisamment pour réaliser que ce n’est pas la bonne direction. Je m’adresse à un homme qui a l’air d’être du coin, il connaît l’Hôtel Les Citadines. Il m’explique longuement comment y arriver et nous nous séparons. En fait, nous prenons la même direction, alors il me fait signe qu’il préfère m’accompagner. Je dois encore avoir l’air perdu, c’est tout du moins ce que je ressens. Mon français boiteux ne m’aide en rien.
Il me demande si je suis étudiant – je suis flatté car ça veut dire que j’ai l’air jeune – mais les enseignants n’ont aucune envie d’avoir l’air d’être des élèves, pas toujours en tous cas. Il me demande d’où je suis, ma réponse ne le rassure en rien, où est Malte? Je cite la Tunisie et la Sicile. Pourquoi me pose-t-il toutes ces questions, pour paraître aimable ? Je n’en suis pas si sur. Il m’explique d’abord que l’Arc de Triomphe de Marseille c’est en fait la Porte d’Aix, à l’embranchement de la route vers Aix-en-Provence, et ensuite qu’il y a beaucoup de voitures en ville à cause de la grève générale. D’accord pour le premier argument, le second me laisse perplexe, j’ai du mal à imaginer cet endroit sans un flot constant de voitures… Enfin, malgré la chaleur et le manque de sommeil et le fait que je n’arrive pas à trouver mon hôtel qui doit être à quelques mètres, je suis encore lucide. Le temps de regarder le monde autour de moi et je suis face à l’hôtel, en fait il a été un guide impeccable. Je lui offre mon meilleur sourire et le remercie chaleureusement dans mon français bancal. Il me donne la main, s’arrête un moment et, en me regardant droit dans les yeux, il s’exclame: “Je suis marocain.”
Cette déclaration me laisse abasourdi. Je la considère instinctivement comme une revendication de ses racines marocaines, quelque chose du style: les (européens) gens peuvent dire tout ce qu’ils veulent sur nous, mais nous les marocains on est des gens bien, et maintenant toi aussi tu le sais.

La phrase de Sophia sur son amour pour Marseille, me revient constamment à l’esprit. Je passe les deux premiers jours à marcher pratiquement sans but, à explorer le Vieux Port, La Canebière, la Rue Paradis, la Rue Saint Ferréol, et Belsunce. Quand nous marchions vers la Porte d’Aix et la Gare Saint Charles, les rues étaient sales, les murs gris, avec des voitures partout. J’avais entendu des avis peu flatteurs sur la ville, j’étais donc prêt au pire. Mais en fait, aussi étrangement que cela puisse paraître, la couleur était là, et avec elle tout un chamarrage de langues, et il y avait de l’Afrique du Nord, du Congo, du Sénégal, de l’Asie… Marseille n’est pas une ville que l’on peut ignorer; elle n’est pas anonyme; je pense qu’on l’aime ou qu’on la déteste, elle ne peut vous laisser indifférents. Le guide Lonely Planet 2001 déclare: “Il n’y a pas vraiment une autre ville du genre en France; vous aimez ou vous détestez”.(1) Vous devez choisir votre camp.
1. Jeremy Gray, et al, Lonely Planet: France, 916.
Adrian Grima